La législation sur la traite et l’esclavage à Madagascar au XIXe siècle Print

K. Boyer-Rossol, doctorante, université de Paris VII

 

Au début du XIXe siècle, la royauté merina1 des Hautes-Terres centrales de Madagascar mène une politique de conquête, en vue d’étendre son autorité sur l’ensemble de la Grande Ile. Les souverains merina confortent leurs ambitions expansionnistes en s’alliant avec la Grande-Bretagne, première puissance maritime de l’époque. Les Britanniques mènent alors une politique abolitionniste, en vue d’éradiquer la traite des esclaves, toujours bien vivace dans l’Océan Indien. Le premier traité d’alliance anglo-merina de 1817, conclu entre Sir Robert Farquhar, gouverneur de l’île Maurice, agissant au nom du Royaume-Uni, et Radama Ier, stipule ainsi l’interdiction d’exporter des esclaves malgaches, contre compensations financières et surtout une aide militaire britannique. Forte d’une armée modernisée, la royauté merina de Tananarive conquiert rapidement la majorité de l’île2, et seules restent quelques poches indépendantes dans l'ouest. Ces dernières, échappant à l’autorité merina et donc aux mesures prises à la suite des accords internationaux prohibant la traite des esclaves, ont redoublé au XIXe siècle leur activité illégale du commerce d’êtres humains. Tandis que la Grande Ile avait été, les siècles précédents, exportatrice d’esclaves, elle devient au XIXe siècle, importatrice d’esclaves de l’Afrique orientale3. Durant la seconde moitié du siècle, l’intensification de cette traite conduit la Grande-Bretagne à user de pressions diplomatiques et militaires4, afin de faire cesser le trafic. Le consul britannique Pakenham ne cesse de rappeler à l’homme fort de l’époque, le Premier Ministre Rainilaiarivony, les engagements passés avec le Royaume-Uni5. En 1865, un nouveau traité anglo-merina est conclu, visant à l’abolition complète de la traite des esclaves. Trois ans plus tard, une loi royale rappelle l’interdiction d’importer des esclaves du Mozambique [ou d’autres pays] et d’exporter des Malgaches vers l’outre-mer (art l. 9 du Code des 101 articles). Le passage du traité à la loi est une des caractéristiques du XIXe siècle malgache, qui voit l’élaboration du droit écrit6. La promulgation de la loi du Royaume était d’abord orale ; lors des kabary 7, moteurs de la vie politique malgache, les décisions du souverain étaient prononcées devant le peuple réuni à la capitale. La parole royale ayant force de loi, elle était « perçue comme douée d’efficacité, qui est déjà réalisation »8. Au cours du XIXe siècle, les textes des kabary ont été retranscrits et imprimés9, puis diffusés dans tout le royaume10. Les Kabary répètent les lois des souverains antérieurs, la loi n’est pas modifiée mais on rajoute au fur et à mesure de nouveaux articles, de sorte que la parole royale (qui est sacrée) reste inchangée. Violer les accords passés par le souverain équivalait à violer la parole royale, et constituait donc un crime, puni par la loi. Afin de faire respecter les traités internationaux, la royauté merina à légiférer sur les Masombika11, esclaves importés d’Afrique orientale, qui ont ainsi connu une émancipation progressive à Madagascar. Lors du kabary du 2 octobre 1874, la Reine Ranavalona II annonça la libération des esclaves africains, introduits depuis le traité de 1865. Cette mesure resta lettre morte, car non seulement étaient impliqués dans le trafic des gouverneurs et officiers merina de provinces (qui possédaient eux-mêmes de nombreux esclaves), mais aussi des hauts dignitaires de la cour d’Antananarivo (jusqu’à l’entourage proche du Premier Ministre). La politique de Rainilaiarivony s’exposa à la résistance de l’oligarchie merina, qui avait fait de la traite et de la possession d’esclaves une des bases de sa reproduction. En outre, la législation était loin d’être unifiée, et, en provinces, la loi d’Antananarivo ne s’appliquait vraiment que dans les alentours immédiats des postes de garnisons merina. Dans les régions de l’Ouest qui échappaient à l’autorité merina, la traite illégale des esclaves connut une activité intense12. L’émancipation collective des Masombika, qui seule aurait permis de faire cesser le trafic13, parut inéluctable. Les négociations menées à Tamatave en 1876 avec le consul anglais Pakenham, conduisirent finalement à une sortie de la crise diplomatique. Le 20 juin 1877, à la capitale d’Antananarivo, place d’Andohalo, le Premier Ministre annonça, au nom de la Reine Ranavalona II, l’affranchissement de tous les esclaves Masombika introduits à Madagascar, depuis le règne de Radama Ier (c’est-à-dire depuis le traité de 1817). Le lendemain de la proclamation du 20 juin 1877, furent envoyées des ordonnances royales aux gouverneurs des provinces en vue de libérer et d'administrer les Masombika, devenus sujets de la Reine. On estime à 300.000 le nombre d’esclaves africains affranchis par le décret royal de 1877 (Campbell avance le chiffre de 150.000)14. La mesure n’enraya pas complètement le trafic, mais elle semble avoir été effective, du moins dans les régions sous autorité merina. Dans les régions de l’Ouest restées indépendantes, les esclaves africains ne furent libérés qu’à partir de 1896, année où fut proclamée l’abolition définitive de l’esclavage à Madagascar, devenue alors colonie française. Un demi-million de personnes fut concerné par cette abolition, avec pour répercussion une déstructuration majeure des sociétés malgaches15. L’émancipation des Masombika décrétée par le gouvernement de Tananarive ne semble pas avoir signifié une marche vers l’abolition de l’esclavage16. Au XIXe siècle, la question des Masombika apparaît avant tout comme une affaire politique, au centre des tractations diplomatiques, dont le but est la reconnaissance internationale de la souveraineté merina sur la Grande Ile17. Les mesures législatives sur les esclaves importés à Madagascar ont ainsi coexisté avec une institutionnalisation de l’esclavage, fixée dans les différents codes de lois promulgués au cours du XIXe siècle18. Le Code des 305 articles (1881) est resté en vigueur tout au long de la période coloniale (jusqu’en 1960), avec toutefois quelques modifications, notamment l’annulation de tous les articles relatifs à l’esclavage.

 

Le corpus présenté ici a voulu rendre compte de ce passage, des traités internationaux à la loi malgache, et montrer comment le processus qui a conduit, de 1817 à 1877, à l’émancipation collective des Masombika, a coexisté avec une institutionnalisation renforcée de l’esclavage à Madagascar. On dispose de nombreuses sources relatives à la législation sur la traite et l’esclavage à Madagascar au XIXe siècle. Des sources écrites malgaches (codes, textes de lois et circulaires envoyés aux gouverneurs de provinces) sont conservées aux Archives Nationales de Madagascar à Antananarivo (ARM). On retrouve également les imprimés originaux des kabary sont consultables aux Archives Nationales britanniques à Londres (PRO série FO). Le kabary du 20 juin 1877 a également été traduit en français19. On retrouve l’intégralité des Codes traduits en français dans les ouvrages de G. Julien20. Enfin, des copies des traités anglo-merina sont conservées dans les fonds d’archives français21.

 

1 Le terme Merina a d’abord désigné les habitants de l’Imerina, région des Hautes-Terres centrale de Madagascar et plus particulièrement celle autour d’Antananarivo. A la fin du XVIIIe siècle, l’émergence d’un royaume unifié dans cette région est à l’origine d’une identité collective merina. Aujourd’hui, les Merina représentent 3, 5 millions de personnes. Concernant la construction de l’identité merina, se référer à l’ouvrage de Pier Larson, History and Memory in the Age of Enslavement. Becoming Merina in Highland Madagascar, 1770-1822, Portsmouth, New Hampshire, Heinemann, 2000, p. 23.


2 Au milieu du XIXe siècle, la royauté merina étend son autorité sur les deux tiers de la Grande Ile


3 Madagascar, plaque tournante de la traite des esclaves dans la région indo-océanique, était avant le XIXe siècle non seulement exportatrice d’esclaves, mais aussi un relais dans le trafic des esclaves d’Afrique orientale (et plus particulièrement du Mozambique). Déportés à travers le canal du Mozambique sur les côtes malgaches, les captifs est-africains étaient ensuite réexportés vers les autres îles de l’Océan Indien. Au XIXe siècle, l’interdiction d’exporter des esclaves malgaches et la diminution des razzias à l’intérieur de la Grande Ile, entraînent une captation des courants de traite des esclaves est-africains, dirigés désormais à l’intérieur de l’île. Les esclaves est-africains suppléent au renouvellement de la main-d’œuvre servile. Ces esclaves de traite étaient plus particulièrement destinés aux hauts dignitaires de la Cour d’Antananarivo, nobles, rois et reines des côtes...


4 Les croiseurs de la Royal Navy sont envoyés patrouiller sur les côtes malgaches.


5 Les correspondances du consul Pakenham sont conservées aux Archives Nationales de Grande-Bretagne (P.R.O. F.O. série 84). Un lot d’archives a été octroyé sous forme de don aux Archives nationales malgaches en 1977. D.T. Rakotondrabe s’est basé sur ces sources pour réaliser son excellent article, « L’oligarchie merina, les Anglais et la traite des esclaves. Contraintes et enjeux de l’affranchissement des Mozambiques à Madagascar (1865-1878) », in I. Rakoto, L’esclavage à Madagascar, Actes du Colloque International sur l’Esclavage, Antananarivo, 24-28 sept. 1996, Institut d’Art et d’Archéologie, 1997, pp.211-232.


6 Les missionnaires de la L.M.S. (London Missionnary Society) établissent un modèle d’écriture de la langue malgache, retranscrite en caractères latins. Dès la première moitié du XIXe siècle, cette écriture est utilisée pour l’administration du Royaume.


7 Le kabary est une proclamation ou un discours oral prononcé en public. Exercice oratoire, le kabary est tenu par un simple dignitaire à l’occasion d’événements familiaux ou de la communauté villageoise. Au XIXe siècle, les kabary royaux se tenaient à la capitale d’Antananarivo, place d’Andohalo, où pouvaient se réunir jusqu’à 10.000 personnes, le souverain manifestait ainsi sa capacité à rassembler le peuple.


8 F. Raison-Jourde, Bible et pouvoir à Madagascar au XIXe siècle, Karthala, 1991, p. 50.


9 En 1870, la cour d’Antananarivo se dote d’une imprimerie royale.


10 Les ordonnances royales étaient envoyées aux gouverneurs de provinces, qui tenaient à leur tour un kabary et lisaient à haute voix les ordres de Tananarive aux sujets qui étaient sous leurs juridictions. Il s'agissait également d'une occasion de renouveler leur allégeance au souverain merina. Les correspondances entre le pouvoir central de Tananarive et les gouverneurs de provinces sont conservées aux Archives de la République Madagascar (ARM), série III CC.


11 Dans l’Ouest malgache, les esclaves importés d’Afrique orientale ont été désignés par le terme générique de « Makoa » (qui désigne aussi l’ethnie majoritaire du Nord Mozambique). Sur les Hautes-Terres, ils ont été appelés « Mozambiques », du nom de l’île et du port de traite dont beaucoup avaient été déportés dans la première moitié du XIXe siècle.


12Dans le Nord-Ouest, le port de Maintirano concentra durant toute la seconde moitié du XIXe siècle la majorité du trafic.


13 L’idée d’une émancipation des Masombika est notamment diffusée à travers la littérature missionnaire de l’époque. En atteste l’exemple du pamphlet intitulé « Madagasikara sy ny Masombika » (Madagascar et les Masombika), paru en 1875 chez A. Kingdom et édité à 3.000 exemplaires.


14 Campbell G., « Madagascar and the Slave Trade, 1810-1895 », Journal of African History, 1981, p. 214


15 L’esclavage apparaît comme une institution fondatrice du « Royaume » de Madagascar. Les Tantaran’y Andriana rapportent les paroles adressées par le roi Andrianampoinimerina à ses sujets : « Ne lâche pas la bride à tes esclaves, car ils sont en même temps héritage et conquête : ils sont comme des bijoux qui nous viennent des ancêtres, comme un lamba [étoffe] épais qui protège contre le froid et la gelée, ils sont un ornement et une gloire ». Malzac, « Dernières recommandations d’Andrianampoinimerina (1810) d’après un manuscrit du P. Callet », BAM, 1902, I 71.


16 La Reine Ranavalona II dément formellement les rumeurs qui circulent sur une abolition de l’esclavage. Lors d’un kabary tenu en 1876 sur l’armée, la Reine rappelle avoir consenti en 1874 à libérer les Masombika arrivés depuis neuf ans (depuis le traité de 1865), mais exclut fermement toute idée d’abolir l’institution servile ; « izay hahasimba ahy », ce serait « vouloir ma mort, puisse ce malheur être écarté » ; « izay hahafaty ny olona handriahan’ny ra eto amy ny tany », « vouloir mort d’hommes et faire couler le sang du pays ».


17 D.T. Rakotondrabe, 1997, opus cité


18 Le Code des 42 articles de 1828, promulgué par la reine Ranavalona 1er, est le premier à avoir été écrit. On dispose également du Code des 50 articles de 1862 de Radama II, des deux Codes des 16 et 68 articles de Rasoherina paru en 1863, des deux codes de Ranavalona II de 1868 (101 articles) et de 1881 (305 articles). Les Kabary répètent les lois des souverains antérieurs, la loi n’est pas modifiée mais on rajoute au fur et à mesure de nouveaux articles, de sorte que la parole royale (sacrée) reste inchangée.

 

19 Grandidier A., 1877, « L’affranchissement des nègres africains à Madagascar », B.S.G. de Marseille, IV, p. 394-401. Article téléchargeable sur le site gallica.bnf.fr


20 Julien G., Lois et Coutumes Malgaches. Instructions aux Sakaizambohitra (1878), Code des 305 articles (1881), Règlements des gouverneurs de l’Imerina (1889), Tananarive, Imprimerie Officielle, 1932, 245 p.

-Institutions politiques et sociales de Madagascar, Paris, Librairie Orientale et Américaine, 1908, t.I, 644 p. ; du même auteur (mise en concordance avec les textes en vigueur de Ozoux M.L.), 1932

- Le Code des 305 articles, Tananarive, Imprimerie officielle, 1900, 94 p.


21Museum National d’Histoire Naturelle de Paris (MNHN) Fonds anciens, Papiers Decary, Serie E [3016] Traité du 23 octobre 1817 entre Sir Robert T. Farquhar, gouverneur, commandant en chef et vice-amiral de l’île Maurice et ses dépendances, et Radama, roi de Madagascar et ses dépendances. Traité ratifié à Antananarivo le 11 octobre 1820 par le roi Radama et Hastie, représentant l’autorité britannique (en anglais)

-M.N.H.N. Fonds anciens, Papiers Decary, Serie E [3016] Traité du 27 juin 1865, conclu entre la Reine Victoria et la Reine de Madagascar. Signatures du consul britannique Pakenham et de Rainimaharavo, 16 Vtra, Chief Secretary of State of Madagascar (texte en anglais et en malgache, écrit en caractère latin)

-Je tiens tout particulièrement à remercier Mme Heurtel, responsable des fonds anciens, pour m’avoir si aimablement orientée lors de mes recherches.